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Sur la gamme- T7- extrait corrigé et rallongé.

05 Fév

annonce t7

Dans trois semaines, je serai en vacances. Fini pour deux mois, ce collège miteux où je m’escrime à essayer d’apprendre trois rudiments de musique à des pré-ados bornés. Il n’y a pas eu moyen de leur faire comprendre que les sons modernes doivent tout à leurs ancêtres classiques. Alors, ces congés, j’en rêve même si cette année, je reste à Paris. Pas de sable blond, pas de cocotier ou d’île paradisiaque… la capitale désertée de ses habitants et emplie de touristes selon le principe des vases communicants.

Il fallait bien que je paye ma voiture !

Papa et maman ne seront pas toujours là pour financer mes délires. Ils ont pourtant insisté, prétendu que c’était pour mon anniversaire, rien n’y a fait. Il paraît que je suis butée comme ma tante. J’ai ri, mais j’ai tenu bon.

À vingt-cinq ans, je m’assume, je gère mon petit pécule.

Ma tante, c’est en fait ma grand-tante paternelle, une charmante dame de quatre-vingt-dix printemps. Elle s’appelle Marguerite Anzeray. Fille d’artistes, elle est elle-même une pianiste émérite. La guerre a brutalement ruiné ses rêves de gloire et ce n’est que bien plus tard qu’elle a pu mettre son talent au service des autres. Dans son appartement de Montmartre, elle s’est mise à enseigner la musique. Sa réputation s’est vite envolée. Elle en a vu défiler, des volontaires au supplice. Exigeante pour elle-même, elle considère qu’on la paye pour l’être tout autant envers ses élèves. Les pauvres passent des heures sur le clavier à jouer d’invariables notes jusqu’à ce que leurs mains s’assouplissent et qu’elle obtient le son qu’elle veut.

Je sais de quoi je parle, j’en ai eu, moi aussi, des crampes dans les doigts à force de tirer vers les touches inaccessibles. Je suis d’ailleurs autorisée à me plaindre, elle a été encore plus sévère avec moi sous prétexte que je suis sa nièce. Je n’ai cependant jamais rechigné à recommencer, semaine après semaine, année après année, jusqu’à faire de la musique ma profession… enfin presque. Mes parents voyaient d’un mauvais œil leur fille unique sur une scène, alors je suis d’abord devenue instit, puis prof dans un collège. Trop contents de me trouver si raisonnable, ils ont financé l’achat de mon petit appartement, pas loin de chez eux, à quelques rues de la place de la République, un deux pièces que je n’aurais jamais pu me payer avec mon seul salaire. Donc, le coup de la voiture, non, merci ! Je suis assez redevable comme ça.

On est vendredi. Je sors plus tôt ce jour-là. Il fait un temps d’été, mes élèves se croient déjà en vacances. Certains s’abstiennent de venir. La météo annonce une canicule. Avec mon teint pâle de blonde vénitienne, comme dit ma mère, je ne risque pas de lézarder à Paris-Plage. Je tiendrai compagnie à ma chère tante, histoire de m’assurer qu’elle va bien. Même si elle s’en défend avec une énergie farouche, elle est une personne âgée. L’envie de lui rendre visite me tenaille tant que j’y cède volontiers. Je metape donc un métro surchauffé, puis les fameuses marches de Montmartre. Margot, comme elle veut qu’on l’appelle, mérite bien quelques efforts. Elle m’ouvre la porte de chez elle d’un air inquiet, puis un large sourire éclaire son visage ridé, et ses yeux pareils à deux pâles émeraudes s’illuminent.

— Lalie ! Entre ma chérie. Ne reste pas sur le paillasson, voyons !

Sa voix est demeurée nette avec ces accents un peu autoritaires de prof. J’aime l’odeur de sa joue quand j’y pose mes lèvres, elle sent la poudre de riz très chère qu’elle avoue s’offrir comme un luxe. Je la suis jusque dans le salon bien rangé. J’accepte une tasse de café auquel elle tient malgré la chaleur et les recommandations de son médecin. Elle prétend qu’elle enterrera ce dernier, il n’a pourtant que soixante ans et c’est son voisin d’en dessous. Tandis que le café coule, nous bavardons de tout, de rien, elle se plaint de ne pas voir assez mes parents. Mon père est tout à la fois son neveu et son filleul, mais il est surtout un chirurgien très occupé.

— Les vieux sont chiants, et j’espère bien ne pas le devenir, lance-t-elle en trottinant jusqu’à la cuisine.

Je retiens un rire.

— Tu as des nouveaux élèves ? je lui demande en gagnant le studio de musique où le majestueux piano tient la place d’honneur.

— Oh, non, ma chérie, pas en cette saison. Les jeunes vont bronzer sur la plage et s’amuser plutôt que de répéter des gammes, c’est bien normal. Et puis, je suis de plus en plus sourde.

— Tu restes la meilleure.

Elle reconnaît les quelques notes que je pianote et hoche la tête.

— Toujours Mendelssohn !

Je souris, comme une excuse à une préférence qu’elle ne me reproche pas. Un coup de sonnette nous interrompt. L’expression de ma tante me fait dire qu’elle est aussi surprise que moi.

— Qui cela peut bien être à cette heure-là ? Je reviens tout de suite, affirme-t-elle, s’assurant ainsi que je n’en profiterai pas pour lui fausser une compagnie qu’elle apprécie.

Elle s’en va à petits pas vers l’entrée en refermant soigneusement la porte du studio derrière elle. Je m’installe plus confortablement sur le banc et mes doigts volent sur les touches.

Les « variations sérieuses » en ré mineur, opus cinquante-quatre

Combien de fois les ai-je jouées ?

Ma tante reparaît, toute rose d’émotion. Elle a sur ses talons un homme d’une trentaine d’années qui la dépasse d’une bonne tête. Je suis frappée immédiatement par l’expression intense de ses yeux foncés qui se posent sur moi.

— Voici Samuel Florent, annonce solennellement ma tante en nous présentant l’un à l’autre. Ma nièce, Lalie Hubert.

Le fameux Samuel Florent !

La grande fierté de Margot, son élève entre tous.

Margot peut se vanter d’avoir découvert l’immense talent de ce virtuose que sa mère a amené chez elle comme au purgatoire. Elle a toujours suivi la brillante carrière qu’il mène depuis, en me chantant ses louanges, mais c’est la toute première fois que je me trouve en face de lui, en chair et en os.

Je suis impressionnée. Dans mon esprit, il n’était pas si jeune ni aussi séduisant. Il a les traits volontaires, les cheveux bruns, très courts. Son apparence est soignée. Seule entorse à cette élégance parfaite, les manches de sa chemise sont retroussées sur ses avant-bras déjà bronzés. Il ne me tend pas la main, son regard cherche une partition qui n’existe pas, puis revient à moi.

— Vous jouez bien, me complimente-t-il en guise de salutation.

Le son de sa voix est en lui-même une douce et suave musique. Il en use comme d’un instrument qu’il doit probablement maîtriser aussi bien que son piano.

— Je suis loin d’avoir votre talent, je réfute en rosissant.

— J’aime beaucoup Mendelssohn. Mais en vous voyant, j’aurais pensé que vous joueriez plus volontiers la « Romance sans parole » que les « Variations sérieuses ».

— Il ne faut pas se fier aux apparences, je réplique avec cette verve que mes parents ne sont jamais parvenus à combattre efficacement.

Un sourire en coin étire les lèvres de Samuel Florent. Ma tante se tourne vers lui et s’accroche à son bras. Il pose une main longue et délicate de pianiste sur celle toute fanée de son ancien professeur. Le regard sombre se fait plus gentil, presque tendre.

— Que me vaut le plaisir de ta visite ? lui demande-t-elle. Tu n’étais pas à Londres ?

— Non, je suis rentré pour un moment.

— Et comment va ta mère ?

— Très bien, je vous remercie. Elle s’occupe de Manon, comme toujours.

— Et la petite va bien, elle aussi ?

Les yeux de Monsieur Florent se troublent et ses mâchoires se crispent un peu.

— D’un point de vue purement médical, elle se porte parfaitement. Elle reste désormais à la maison. C’est maman qui assure son apprentissage. Ça n’a pas été sans poser de problèmes avec l’Éducation nationale.

— Quel dommage ! se lamente ma tante. Je crois que tu connais quelques soucis avec tes élèves, toi aussi, Lalie.

— Vous êtes enseignante ? s’étonne Samuel Florent.

— Lalie est institutrice, répond mon aïeule.

— Je suis prof de musique dans un collège, je rectifie en reprenant la parole qu’elle a tendance à me chiper.

Il se contente d’approuver, puis ramène l’attention de tantine sur le sujet de sa venue.

— Je donne, à partir de demain, une série de concerts à Paris. Je serais très honoré si vous vouliez bien me faire l’amitié d’y assister.

Le visage de ma tante s’éclaire d’un magnifique sourire comme celui d’une enfant à qui l’on offre un cadeau. Mais en vieille coquette, elle aime se faire désirer.

— Oh… c’est que…

— Ne refusez pas, Margot ! Vous me feriez tellement plaisir. Vous aurez l’occasion de revoir maman et Manon. Je serais heureux que vous acceptiez d’accompagner votre tante, Mademoiselle Hubert.

Son ton solennel et ses bonnes manières me laissent pantoise, mais encore une fois, on fait les réponses à ma place.

— À quelle heure devons-nous venir ?

Formidable !

Me voilà embarquée dans l’affaire sans avoir rien demandé.

Le musicien tire un papier de sa poche et griffonne quelques mots supplémentaires.

— Présentez ceci en arrivant, ils vous installeront confortablement.

Ma tante le remercie avec émotion. Il me salue d’un signe de tête appuyé d’un regard intense avant de rejoindre la sortie. Margot jubile. La chose est entendue, je passerai donc la chercher.

Je profite de ma soirée pour surfer sur le net à la recherche d’infos sur le prodige. Je trouve des photos de lui, des couvertures d’albums, des affiches, des biographies ainsi que plusieurs articles le concernant. Tous sont unanimes au sujet de son talent. Sur sa vie privée, par contre, c’est le black-out le plus complet. J’apprends seulement qu’il est né à Caen, qu’il a trente-deux ans, et c’est tout, je ne dégote rien de plus. L’image de ses longues mains me revient en mémoire. Pas d’alliance, juste une fine chevalière à son annulaire gauche.

 
6 Commentaires

Publié par le 5 février 2014 dans Sur la gamme

 

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6 réponses à “Sur la gamme- T7- extrait corrigé et rallongé.

  1. Charlotte (@03Charlotte03)

    5 février 2014 at 18 h 22 min

    Je sens que je vais me régaler, une fois encore, avec ce nouveau tome.
    J’ai hâte d’en savoir plus sur ce cher Samuel

     
  2. Severine

    7 février 2014 at 20 h 49 min

    Très prometteur!!! Vivement le 19 mars!

     
  3. Mafrago

    20 février 2014 at 13 h 35 min

    Que c’est dur d’attendre a chaque fois le prochain! Mais quel régal ! Vos mots , vos histoires me font rêver, fantasmer. Une évasion gourmande de l’esprit.. Ne vous arrêtez pas. Je suis accroc. Quand un auteur manie aussi bien les mots , il ne faut pas s’arrêter a dix volumes… Ou trouvez vous votre inspiration pour les scénario? Je suis curieuse.

     
    • angelabehelle

      20 février 2014 at 14 h 18 min

      Merci Mafrago.
      La Société s’arrêtera pourtant bien au 10e tome.
      Ce qui ne veut pas dire que je n’écrirai pas autre chose.
      Quant à mon inspiration… il suffit d’un rien, lol
      Amitiés
      Angela

       
  4. anais

    5 mars 2014 at 15 h 48 min

    Cet extrait nous met l’eau à la bouche comme toujours. c’est toujours un tel plaisir de retrouver votre plume ! Vivement le 19 mars !

     
  5. Sam

    11 mars 2014 at 20 h 19 min

    Bonsoir Angela, j’ai remarqué qu’on ne pouvait pas pré réserver le livre sur kindle ou iPad . Dommage mais j’attend avec impatience le 19.

     

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